Vesalio en Zante (Versión en francés publicado por la revista N°0)


Traduction: Marie-Ange Brillaud



Vesalio en Zante



Il cessa de regarder les cadavres et finit par s’étendre sur la plage. Il fut sur le point de pleurer, non à cause du paysage, même s’il était terrible de voir cette désolation, cette mer déchaînée, pleine de madriers, de tonneaux vides, de fragments de toile et de corps humains que la marée rejetait peu à peu sur le bord comme des ordures. Le naufrage avait été si violent que le fait d’être vivant ne signifiait pas que l’on avait de la chance, mais que l’on était condamné en quelque sorte.
Ce ne furent ni l’île déserte ni sa blessure à la jambe qui n’arrêtait pas de saigner qui meurtrirent ses yeux, mais la soudaine solitude. Il avait gardé ses distances pendant tant d’années pour chercher dans la mort les secrets de la vie, que, maintenant, entouré de cadavres, le monde lui manquait.
- Approche-toi, semblait dire le corps du contremaître, tu dois te dépêcher ou bien le soleil me fera bientôt éclater et tu ne pourras pas apprécier mon foie tel qu’il est. Rappelle-toi ce temps où tu avais dû voler les restes d’un pendu en état de putréfaction pour obtenir un squelette en te cachant dans la nuit. Maintenant tu as plus de cadavres que ne pourrait en disséquer un anatomiste de ton envergure pendant le temps qui lui reste à vivre.
- Oui ! Profites-en ! criait un marin mort. Regarde mes poumons pleins d’eau !
Le front de Vesalio, très large, était rougi par le soleil. Ses cheveux bouclés étaient une masse de sueur et de sable. Sa barbe avait tellement poussé qu’on ne pouvait pas voir son large cou. Son nez était retroussé, ses sourcils anguleux et son regard fixe ne cillait pas devant le spectacle de la mort. Lui, plus que tout autre, savait que sa tête était grande par rapport au reste de son corps et que cela le faisait paraître intelligent mais faible. Et il savait qu’au fond il n’était ni l’homme le plus intelligent sur terre, ni le plus faible. Cependant ses cinquante ans pesaient sur son âme comme s’il en avait cent. Il avait fait tellement de choses : à vingt-trois ans, à peine diplômé, il était déjà professeur de chirurgie à Padoue, avait appris du Titien l’art de la gravure ; à vingt-huit ans son traité Sur la structure du corps humain, réfutait déjà l’anatomie galénique. Médecin personnel de Charles Quint d’abord, puis de Philippe II. Bien sûr qu’il avait des ennemis, c’était le signe irréfutable de sa bonne fortune, et, malgré cela, d’autres brillants médecins comme Ambroise Paré l’avaient honoré. En somme, il avait fait tant de choses et en même temps, il était si peu de chose. Surtout, il avait été arrogant. Comment ne pas l’être dans ces cas là ? Comment ne pas finir par croire que ton âme à toi est plus pure, plus vive et plus belle que les autres. La mer orgueilleuse te rappelle maintenant la fragilité de la vie, elle te jette contre les rochers et noie tous ceux qui t’entourent. Tu n’arriveras pas en Terre Sainte. Comme Moïse tu mourras avant d’avoir mis le pied sur la Terre Promise, mais ce n’est pas Dieu qui te donnera une sépulture ; ton corps restera sur la plage et les oiseaux le picoreront pendant que les vagues le transporteront ici et là sans trouver un accord sur l’endroit où tu devras échouer. Dieu te ferait-il la leçon, à toi qui fut professeur de chirurgie à vingt-trois ans ?
Un gémissement amer sortit de sa poitrine annonçant des larmes réprimées pendant des années et il sentit qu’une douleur inexplicable le faisait manquer d’air.
- Arrêtez de pleurer et dites-moi ce que je dois faire pour soigner cette blessure, dit une voix grave et jeune. Ce n’était pas son imagination qui faisait parler les cadavres mais un homme bien vivant qui causait. Un jeune marin qu’il se souvenait à peine d’avoir vu à bord pendant le voyage.
Trop d’explications étaient inutiles. Il s’était sûrement évanoui au milieu des noyés quand il avait parcouru la plage du regard. Si lui avait été sauvé à cinquante ans bien sonnés, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce qu’un jeune homme, de vingt-cinq ans tout au plus, s’en soit sorti. Il reprit ses esprits et lui dit :
- Tu dois trouver du fil et une aiguille ou quelque chose d’approchant, nous ferons de la charpie avec ce bout de toile et il servira de bande. Il nous faut de l’alcool. Le Brandy ou du parfum feront l’affaire. De l’eau. Nous aurons besoin de toute l’eau douce que tu pourras trouver. Cette dernière demande le rendit à la réalité précaire. Pourquoi soigner une blessure ? Quelle importance, alors que tout semblait indiquer que ni le jeune homme, tout jeune qu’il était, ni lui, ne résisteraient longtemps dans cette île.
- Quel est ton nom, mon jeune ami, lui demanda-t-il ? Il ressentait le besoin d’organiser le peu qui pouvait encore l’être. Il lui fallait donner un nom à tout.
- Fabricio.
- Fabricio, moi, je m’appelle Andrés. Si nous voulons essayer de survivre, nous devons nous replier au sec pour être hors d’atteinte de la marée par la suite. Je ne servirai pas à grand-chose tant que je ne pourrai pas marcher. Nous devons rester calmes.
Fabricio se débrouilla très bien. Non seulement il réussit à organiser un petit campement qui les protégeait du soleil avec une bougie et quelques planches mais il récupéra en plus deux tonneaux de Brandy, un peu de sucre, des poêles, de la poudre, deux couteaux, trois malles remplies de vêtements et d’objets personnels du capitaine, et, mieux encore, la petite boite en bois dans laquelle Andrés rangeait ses instruments de dissection.
Il traîna ensuite tous les cadavres à l’abri, de façon à ce que la mer ne joue pas avec eux, et les empila, en pleurant au début ; puis son regard se fit insensible. Il aurait bien creusé une fosse pour chacun d’eux mais les forces lui manquèrent. Ils pouvaient tous deux être sûrs que ces corps là ne tarderaient pas à se décomposer et que l’air ambiant deviendrait irrespirable, mais le jeune homme en avait assez fait.
Andrés soigna sa blessure avec du Brandy ce qui l’aida même à supporter la douleur. Comme c’était la seule chose qu’ils avaient à boire, ils gérèrent le liquide du mieux qu’ils purent et ils furent toujours un peu pompettes. Ils mangèrent du sucre jusqu’à s’en dégoûter. Fabricio plongea dans un état comateux à cause de la fatigue. Quand il se réveilla, le jour se levait et Andrés cuisinait déjà dans une des nombreuses poêles récupérées. Il avait facilement fait un feu avec un madrier et ce qui restait de poudre. Cela sentait bon. Andrés expliqua qu’il avait capturé un oiseau de proie qui tournait autour des cadavres. Fabricio dévora sa part sans réfléchir à la manière dont un homme qui avait du mal à se mouvoir avait pu attraper un oiseau.
- Quand le naufrage a eu lieu, où alliez-vous ?, demanda Fabricio.
- En Terre Sainte, dit Andrés sérieusement, des bruits ont couru sur moi et les Inquisiteurs les ont crus. Pour calmer leurs doutes, j’ai proposé de faire ce pèlerinage.
- De quoi s’agissait-il ? Si ce n’est pas indiscret.
- On a dit que j’avais disséqué un homme en le croyant mort, mais qu’en l’ouvrant j’avais vu battre son cœur. Ce qui est un mensonge sans queue ni tête.
Ensuite Andrés préféra ne pas poursuivre la conversation.
Fabricio se mit debout et marcha. A la fin ses pas le menèrent à l’endroit où se trouvaient les cadavres; un spectacle impressionnant l’attendait, celui de plusieurs cadavres désossés. De petits morceaux de chair séchaient à part au soleil. Le jeune homme comprit ce qu’on lui avait donné à manger et il ne put, ne voulut pas non plus, se retenir de vomir. Il entendit la voix d’Andrés derrière lui :
- Nous n’avons pas le choix et il fallait réfléchir à toute vitesse. La chair lavée à l’eau salée et exposée au soleil va sécher sans se décomposer. Nous avons une réserve de nourriture tant que nous ne trouvons pas autre chose.
Une fois le problème de la nourriture résolu temporairement, l’attente sur l’île aurait été plus facile pour le jeune homme si Andrés n’avait pas décidé de consacrer chaque instant des jours suivants à étudier les cadavres, à en ouvrir chaque corps et à montrer à Fabricio ses découvertes. Il les trépanait tous pour voir leur cerveau et réalisait une incision qui allait du torse jusqu’au ventre pour passer en revue tous les organes vitaux. Comme il n’avait pas de quoi écrire, il décida que le jeune homme serait son disciple.
- Viens apprendre. Tu es celui qui a le plus de chances de survivre. Tu dois rentrer et expliquer à tout le monde ce que je vais te montrer.
Fabricio, non seulement n’était pas intéressé, mais il sentait une violente répulsion à l’idée de regarder ce qui d’un autre côté était sa nourriture. Et Andrés criait comme un dément :
- Regarde ! Le cœur n’a pas de conduits internes. Servet avait raison !
Ou bien
- Je veux que tu voies ces reins, ils ont une manière très particulière de se déchirer !
Ou bien
- Cette boule de fils pleine de mucosités dans l’estomac l’aurait bientôt tué, vois-tu ! C’est un petit bézoard fait de cheveux indigestes que lui-même avalait sans réfléchir !
Mais l’indifférence de Fabricio était absolue et Andrés se mit en colère :
- Me voilà gâté avec un disciple aussi stupide ! Je n’en ai jamais eu de pire et c’est le dernier que j’aurai. Ce que je veux te montrer c’est de la Science. C’est de la vie pour les vivants qui tombent malade. C’est la connaissance de l’œuvre de Dieu, qui n’est pas aussi parfaite qu’elle n’y paraît, mais qui le sera un jour, grâce à des gens comme nous.
- Je ne veux pas être comme toi ! explosa le jeune homme. Je ne veux pas savoir ce que tu sais ! Je ne veux pas faire ce que tu fais ! Tu comprends ? Tu peux avoir raison et être fier de toi. Moi, non. Je me sens mal d’avoir mangé un autre homme. Je ne peux pas regarder la façon dont tu les ouvres et les manipules comme s’il s’agissait d’un mécanisme d’horlogerie. Je ne veux pas mourir. Mais je ne veux pas non plus vivre comme ça.
Il s’éloigna ensuite et Andrés devint pensif.
Il regarda le cadavre qu’il avait découpé et l’imagina tel que Fabricio l’avait pensé : comme le grotesque mécanisme d’une horloge pas remontée sur le sable. Voilà ce que nous étions, pensa-t-il, des horloges qui marquent le temps comme les maîtres de l’avenir, mais avec un temps de vie limité.
Tout son travail, les efforts d’une vie, tout à coup, n’avaient plus aucun sens. À l’université d’accord. Dans les tranchées aussi. Mais sur une île déserte, non.
Il marcha lentement sur la plage, handicapé par sa jambe blessée. Il se saoula au Brandy. A peine conscient il se dirigea vers le dernier cadavre qui lui manquait à étudier. Il finirait ce qu’il avait commencé ; il lui fit une belle entaille et l’ouvrit. Il brisa le sternum et attrapa le cœur.
Complètement horrifié, il lui sembla que ce cœur là battait encore. Il regarda le visage affligé du cadavre et tomba sur les yeux exorbités de Fabricio.



À Francisco González Crussí


FERNANDO DE LEON. Guadalajara, Jalisco, 1971. Nouvelliste et essayiste. Éditeur de la revue culturel La Manzan, cultura sin fronteras. Coordonnateur des ateliers d’écriture autobiographique à la librairie du FCE José Luis Martínez. A obtenu plusieurs bourses: celle du FOECA-Jalisco catégorie roman, 1997; du FONCA, pour ses nouvelles en 1996 y 2001; du PECDA-Jalisco, pour ses nouvelles en 2006. Prix Nacional de la Nouvelle pour les Jeux Floraux de San Román, Campeche, 1995. Prix National de la Nouvelle Agustín Yáñez, 2004. Auteur des recueils de nouvelles: La estatua sensible, CONACULTA, Tierra Adentro, 1996. La obscuridad terrenal, U. de G., Viento Norte, 2001. Cárceles de invención, Arlequín/U. de G., Bajo Tantos Párpados, 2003. La sana teoría Editorial Estruendomudo, Lima, Perú, 2006. Il vient de recevoir une bourse du FONCA dans la catégorie essai.

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